Plainte contre La Presse et sa propagande impérialiste

Illustration: Anthony Freda

François Cardinal a l’honneur d’être le journaliste visé par la première plainte du Tribunal de l’infaux.

Pas facile de porter plainte à La Presse. Il faut chercher longtemps sur leur site et ne rien trouver. On nous offre plein de sujets, des abonnements aux problèmes techniques en passant par les jeux, mais pas de « plaintes ». Le sujet qui s’en rapproche le plus est « commentaire ». Or, une plainte, c’est plus qu’un simple commentaire. J’ai donc choisi « commentaire » et demandé où envoyer une plainte. Une sympathique personne pas de nom de famille m’a répondu ceci 5 jours plus tard :

À titre indicatif, La Presse n’a pas d’ombudsman.

Vous pouvez toutefois nous transmettre votre plainte par courriel, que nous pourrons par la suite transmettre à Éric Trottier, vice-président à l’information et éditeur adjoint de La Presse.

Pas d’ombudsman? Surprenant pour un journal qui nous vend une guerre après l’autre comme si c’était du sirop d’érable en spécial.

Enfin.

Je suis allée chercher l’adresse d’Éric Trottier sur le site de la FPJQ pour lui envoyer directement ma plainte plutôt que de passer par ses subordonnés. Si vous désirez lui écrire, voici son adresse : etrottier@lapresse.ca

Voici la plainte que je lui ai envoyée, version intégrale. J’ai ajouté des images juste pour toi lecteur, lectrice 🙂 

***

Wuxi, Jiangsu, Chine, 2 mai 2017

Objet : Plainte relative à l’éditorial de François Cardinal Derrière Trump, l’ombre d’Obama, publié le 8 avril dernier

Éric Trottier, Vice-président à l’information – Éditeur adjoint, La Presse 750, boul. Saint-Laurent Montréal, Québec, Canada H2Y 2Z4

Monsieur,

Dans son éditorial du 8 avril dernier, Derrière Trump, l’ombre d’Obama, François Cardinal affirme sans équivoque que Bachar Al-Assad est responsable d’une attaque au gaz sarin menée à Khan Cheikhoun le 4 avril :

Mais soyons honnêtes, si le président américain a dû réagir à l’attaque au gaz sarin du dictateur syrien, c’est que son prédécesseur avait choisi de ne pas agir en pareille situation […]

C’est donc les États-Unis qui étaient provoqués une fois de plus, en début de semaine, lorsqu’une bombe bourrée de sarin a été larguée sur Khan Cheikhoun, tuant 86 civils dans d’atroces douleurs […]

Il a suffi que l’administration Trump déclare qu’elle ne faisait plus du départ du président syrien une priorité pour que ce dernier, fort de l’appui de Vladimir Poutine, se croie tout permis. Incluant l’utilisation renouvelée d’armes chimiques.

Or, au moment où M. Cardinal écrivait ces lignes, il n’existait aucune preuve que Bachar Al-Assad était responsable d’une attaque au gaz sarin ni qu’il s’agissait d’une telle attaque. Il s’agissait d’allégations provenant de divers groupes impliqués dans le conflit, entre autres :

  • les White Helmets, un groupe fondé par James Le Mesurier, ancien officier du renseignement militaire, et comptant parmi ses sources de financement le UK Foreign and Common Wealth Office, l’Agence de développement international des États-Unis (USAID) et le gouvernement allemand;
  • l’Observatoire syrien des droits de l’homme, basé à Londres, et dont les liens avec le gouvernement britannique sont bien documentés;
  • la Maison-Blanche.

Puisque ces allégations proviennent de groupes ayant un intérêt significatif dans le conflit – tous souhaitant depuis longtemps le départ de Bachar Al-Assad – elles doivent être prises avec précaution.

Psywar
Affiche de Cory Morningstar de WrongKindofGreen.

Non seulement M. Cardinal ne laisse planer aucun doute sur ces accusations sans preuves, il les présente comme des faits et, ce faisant, contrevient aux Articles 2 et 3 du Guide de déontologie de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, lesquels stipulent que:

Les journalistes basent leur travail sur des valeurs fondamentales telles que l’esprit critique qui leur impose de douter méthodiquement de tout [et] l’honnêteté qui leur impose de respecter scrupuleusement les faits (Article 2);

Les journalistes ont l’obligation de s’assurer de la véracité des faits qu’ils rapportent au terme d’un rigoureux travail de collecte et de vérification des informations. (Article 3 a)

M. Cardinal n’émet aucun doute sur ces allégations et n’a visiblement pas effectué de travail rigoureux de collecte et de vérification d’informations puisque le jour où il a écrit l’article, le 7 avril, les grands médias occidentaux rapportaient qu’il s’agissait bien d’allégations en parlant d’« attaques présumées » :

CNN: « Suspected gas attack »

BBC : « suspected chemical attack »

Deutsche Welle « suspected chemical weapons attack »

International Business Times: « suspected chemical weapons attack »

Par ailleurs, l’ancien chef de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Hans Blix, a bien expliqué en entrevue à Deutsche Welle qu’aucune preuve n’avait été présentée par les États-Unis au Conseil de sécurité de l’ONU démontrant que le gouvernement syrien était responsable :

« Je ne sais pas s’ils ont présenté des preuves à Washington, mais je n’en ai pas vu au Conseil de sécurité », a dit Blix. « On nous a simplement montré des photos de victimes que le monde entier peut voir avec horreur. Ces photos ne prouvent pas nécessairement qui est responsable. »

Des experts ont mis en doute les allégations visant le gouvernement syrien et suggéré qu’il était probable que les rebelles djihadistes aient perpétré les attaques.

Philip Giraldi, ancien agent de la CIA, a déclaré que « la communauté du renseignement et le personnel militaire savent que ce n’était pas une attaque d’Assad » et « confirment la version des Russes » selon laquelle l’armée syrienne aurait bombardé un entrepôt dans lequel se trouvaient des produits** chimiques :

Les renseignements confirment en grande partie la version qu’ont donnée les Russes […] soit qu’ils ont frappé un entrepôt où les rebelles […] stockaient leurs propres produits chimiques et qu’au fond cela a causé une explosion faisant des victimes. Il semblerait que les renseignements à cet effet soient très clairs.

Cette information est corroborée par Lawrence Wilkerson, ancien chef de cabinet de Colin Powell, lequel ajoute que les autorités américaines avaient été prévenues des bombardements de l’entrepôt par l’armée syrienne :

En fait la plupart de mes sources – incluant des membres de l’équipe qui surveille les armes chimiques au niveau international, incluant des gens en Syrie et des membres de la communauté du renseignement étasunien – me disent que ce qui s’est fort probablement passé […] est qu’ils – c’est-à-dire les forces syriennes – ont frappé un entrepôt qu’ils avaient l’intention de frapper et qu’ils avaient avisé les deux côtés, la Russie et les États-Unis, qu’ils allaient le frapper.

Cet entrepôt contenait présumément de l’approvisionnement de l’EI et, en fait, il en contenait probablement, dont des précurseurs pour produits chimiques. Il est également possible que l’entrepôt contenait des phosphates servant de fertilisant pour la culture du coton dans la région adjacente. Les bombes — des bombes conventionnelles — auraient frappé l’entrepôt et leur puissance explosive accompagnée de forts vents aurait dispersé les ingrédients et tué des gens.

Toutes ces informations semant le doute sur les allégations accusant le gouvernement syrien d’avoir utilisé des bombes au sarin étaient disponibles le 7 avril.

En tant qu’éditorialiste, M. Cardinal est libre de dire qu’il croit qu’Assad est responsable et qu’il s’agissait, selon lui, d’une attaque au gaz sarin. Il doit toutefois respecter les faits et informer les lecteurs qu’il s’agit d’allégations et de son opinion personnelle et non pas de faits avérés comme le laissent entendre ses formulations catégoriques.

En plus de constituer un manquement à l’éthique journalistique, l’éditorial s’apparente à de la propagande de guerre, interdite par le droit international. M. Cardinal insinue que des frappes militaires étaient nécessaire en disant que « le président américain a dû réagir à l’attaque ».

Ces frappes sont interdites par le droit international et le droit étasunien. La professeure émérite de droit Marjorie Cohn de la Thomas Jefferson School of Law, ancienne présidente de la National Lawyers Guild, et secrétaire générale adjointe de l’International Association of Democratic Lawyers, l’explique bien : l’utilisation de la force contre un État souverain est interdite sauf en cas « d’autodéfense suite à une attaque ou lorsqu’elle est approuvée par le Conseil de sécurité de l’ONU ».

En août 2013, Mary Ellen O’Connell, professeure de droit international à l’Université de Notre Dame avait clairement indiqué que « l’utilisation d’armes chimiques en Syrie ne constitue pas une attaque armée contre les États-Unis ».

« Le Conseil de sécurité de l’ONU n’a pas approuvé l’attaque de Trump, donc elle viole la Charte des Nations Unies, » conclut Marjorie Cohn.

L’éditorialiste en chef d’un grand média comme La Presse ne peut pas se permettre de faussement représenter les faits. Est-ce qu’il le fait consciemment ou par négligence? S’il le fait consciemment, il fait de la propagande de guerre et « [t]oute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi, selon l’Article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par les Nations Unies en 1976 et dont le Canada est signataire.

Rappelons ce passage du procès de Nuremberg :

Dans le système de propagande de l’État hitlérien, les armes les plus importantes étaient les quotidiens et la radio […] La méthode fondamentale des activités propagandistes nazies reposait sur la fausse représentation des faits […] – Texte officiel du Tribunal de Nuremberg

En temps de guerre, les grands médias doivent être extrêmement prudents et doivent s’assurer qu’ils ne servent pas d’armes dans des guerres illégales en présentant faussement les faits.

Si M. Cardinal a fait preuve de négligence, il a tout de même manqué à ses responsabilités. Les droits et responsabilités de la presse sont clairs à ce sujet :

Il est aussi de la responsabilité des entreprises de presse et des journalistes de se montrer prudents et attentifs aux tentatives de manipulation de l’information. Ils doivent faire preuve d’une extrême vigilance pour éviter de devenir, même à leur insu, les complices de personnes, de groupes ou d’instances qui ont intérêt à les exploiter pour imposer leurs idées ou encore pour orienter et influencer l’information au service de leurs intérêts propres, au détriment d’une information complète et impartiale.

À moins que je me trompe, il n’existe toujours aucune preuve de ce que votre chroniqueur annonçait comme des faits irréfutables. Le récent rapport du renseignement français comporte des erreurs selon le professeur émérite du Massachusetts Institute of Technology Theodore A. Postol, lequel a par ailleurs démontré que le rapport du renseignement étasunien publié le 11 avril ne contenait « aucune preuve […] que le gouvernement syrien était à l’origine de l’attaque à l‘arme chimique de Khan Cheikhoun ». (Une correction a été apportée le 23 avril.)

D’anciens vétérans des services de renseignement étasuniens ont d’ailleurs publié une note* le 26 avril concernant l’absence de preuves dans cette affaire. Ils dénoncent également la politisation du renseignement et soulignent que les États-Unis et leurs alliés ont bloqué une enquête approfondie de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques à la demande de la Syrie et de la Russie.

S’il ne fait aucun doute que Bachar Al-Assad est responsable, comme le laissait entendre François Cardinal, pourquoi les États-Unis et leurs alliés, qui prétendent avoir des preuves accablantes, ont-ils bloqué une enquête indépendante?

Vous écriviez récemment concernant le plagiat d’une de vos chroniqueuses :

Tous les codes déontologiques du monde du journalisme condamnent vigoureusement toute forme de plagiat ou de repiquage sans attribution. Le Guide des normes des journalistes de La Presse est également limpide à ce sujet.

Souhaitons que vous condamnerez vigoureusement le manque de rigueur, l’ignorance du droit international et les fausses nouvelles colportées par votre éditorialiste en chef. Le Guide de déontologie de la FPJQ, les droits et responsabilités de la presse et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques sont également limpides à ce sujet.

Je vous prie d’agréer, Monsieur, mes salutations distinguées.

Julie Lévesque

*J’ai changé le terme « mémorandum » pour « note », traduction correcte de l’anglais « memorandum » (merci à Perig Gouanvic pour la remarque). Les faux amis, c’est pas évident…  un peu comme les fausses nouvelle 😀

**Dans la version originale j’ai utilisé par erreur le terme « armes » alors qu’il s’agissait évidemment de « produits » chimique comme l’indique la citation.

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