La Presse n’a pas de preuves de «l’attaque au gaz sarin du dictateur syrien»

Patrick Bourbeau, directeur Affaires juridiques à La Presse, a répondu à ma plainte concernant l’éditorial de François Cardinal Derrière Trump, l’ombre d’Obama.

Sa réponse intégrale est ici.

Ça commence bien.

Voilà quelqu’un dont le titre comporte le qualificatif « juridique », mais qui ne semble pas avoir la moindre idée de ce que constitue une preuve.

Je suis en train de lui répondre, point par point. Je publierai toutefois ici plusieurs textes « courts » plutôt qu’un long texte interminable.

Voici donc le premier de ce qui s’annonce comme une longue série de textes.

M. Bourbeau écrit :

François Cardinal s’est appuyé sur un large éventail d’experts, de reportages et de témoignages pour rédiger sa prise de position.

D’abord, ma plainte concerne non pas « la prise de position » de François Cardinal, mais plutôt le fait qu’il ait présenté de pures allégations comme un fait avéré en parlant de « l’attaque au gaz sarin du dictateur syrien » sans mentionner une seule fois qu’il s’agissait d’allégations. Je dis clairement dans ma plainte que l’éditorialiste a le droit à son opinion, mais qu’il ne peut pas présenter des allégations comme étant des faits.

Nulle part dans sa réponse M. Bourbeau s’appuie sur des faits pour prouver que Bachar Al-Assad a bel et bien perpétré les attaques de Khan Cheikhoun. Il fait essentiellement des appels à l’autorité en citant des gens importants qui « ont affirmé » qu’Assad était responsable et « ont affirmé » avoir « vu des preuves » :

[…] les gouvernements occidentaux comme la France et l’Allemagne, à mots à peine couverts, ont affirmé par la voix de leur chef d’État respectif que Bachar Al-Assad méritait le bombardement américain en raison de «son recours continu aux armes chimiques».

[…] le Royaume-Uni a affirmé que «l’action américaine est une réponse appropriée à l’attaque barbare à l’arme chimique lancée par le régime syrien». Le chef de la diplomatie britannique, Boris Johnson, a même affirmé que «toutes les preuves que j’ai vues suggèrent que c’était le régime d’Assad (…) utilisant des armes illégales en toute connaissance de cause sur son propre peuple». (C’est l’auteure qui souligne ici et dans toutes les autres citations.)

Nous reviendrons sur ces affirmations la semaine prochaine.

Commençons toutefois par le commencement, soit la porte d’entrée des terroristes en Syrie, la Turquie, vue comme une source de vérité parmi le « large éventail d’experts [et] de témoignages ». M. Bourbeau cite comme autre « preuve » « les propos de la Turquie », l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques et l’OMS :

Cela va dans le même sens que les propos de la Turquie, qui a mené des autopsies sur trois des victimes en présence de représentants de l’OMS et de l’OIAC, et qui conclut au recours à des armes chimiques par le régime syrien. 

checkfactsCet phrase est un bijou de désinformation. À la lire, on croirait que les autopsies ont mené à la conclusion que le gouvernement syrien a utilisé des armes chimiques.

Or, ce n’est pas du tout le cas.

Du sarin a été retrouvé sur les victimes, oui, mais les autopsies n’ont pas « conclu au recours à des armes chimiques par le régime syrien » : Reuters écrivait le 26 avril :

L’OIAC a déclaré le 19 avril que du sarin ou une autre toxine interdite a été utilisée dans l’attaque, mais n’est pas mandatée pour attribuer de blâme.

Le 6 avril, NPR écrivait :

Les autopsies des victimes d’une attaque meurtrière à Khan Cheikhoun en Syrie démontrent qu’elles ont été tuées par des armes chimiques a déclaré le ministre de la Santé turc […] Leurs autopsies ont prouvé une exposition au sarin.

Vous pouvez lire le communiqué de presse de l’OIAC ici et celui de l’OMS ici. Nulle part il n’est question du gouvernement syrien.

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Bekir Bozdağ

C’est le ministre de la Justice turc, Bekir Bozdağ, qui a déclaré que « l’enquête scientifique confirme également qu’Assad a utilisé des armes chimiques », sans expliquer comment. De quelle enquête scientifique parle-t-on ici? Des autopsies? Est-ce qu’ils ont retrouvé l’ADN de Bachar Al-Assad sur les corps des victimes?!

On ne sait pas sur quoi s’appuie le ministre de la Justice pour affirmer qu’Assad est responsable de l’attaque, mais sa déclaration équivaut à une preuve selon M. Affaires juridiques de La Presse.

Question cruciale : peut-on se fier à la simple parole d’un politicien? Surtout d’un ministre de la Justice dont le pays est la porte d’entrée principale des terroristes en Syrie, un pays accusé en octobre 2013 par Human Rights Watch (HRW) de ne pas en faire assez pour s’assurer « qu’aucune arme destinée aux groupes [terroristes] ne passe par la Turquie »?

HRW notait dans son rapport que « d’après certaines informations, la majorité des combattants étrangers faisant partie [des groupes d’opposition armés] entrent par la Turquie, par où ils font également du trafic d’armes, obtiennent de l’argent et d’autres fournitures ». L’organisation a demandé « aux autorités turques quelles étaient les mesures prises pour traduire en justice les individus impliqués dans des crimes de guerre en Syrie et qui sont connus pour utiliser la Turquie comme route de ravitaillement ou pour opérer à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières. »

Mais surtout, devrions-nous croire sur parole les autorités d’un pays accusé par un journaliste et des députés d’avoir orchestré les attaques à l’arme chimique de la Ghouta en 2013?

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Seymour Hersh

Selon le journaliste de renom Seymour Hersh, « l’attaque au gaz sarin de la Ghouta aurait été orchestrée par le renseignement turc afin de franchir la « ligne rouge » d’Obama et entraîner les États-Unis dans la guerre en Syrie pour renverser Assad ».

En octobre 2015, « deux députés du principal parti d’opposition turc, le Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi ou CHP), ont déclaré que le gouvernement était contre une enquête sur le rôle de la Turquie dans la livraison de gaz sarin utilisé dans l’attaque contre des civils en Syrie en 2013 et dans laquelle 1300 Syriens ont été tués ».

Les députés ont déclaré en conférence de presse que le gaz avait été « livré au groupe terroriste État islamique en Irak et au Levant ».

Le Bureau du Procureur général d’Adana a lancé une enquête sur les allégations voulant que du sarin de la Turquie ait été envoyé en Syrie par le biais de plusieurs hommes d’affaires. Une mise en accusation visant le gouvernement a suivi […]

Le député Eren Erdem a indiqué que « le Bureau du Procureur a mené une opération de surveillance et découvert qu’un militant d’Al-Qaïda, Hayyam Kasap avait acquis du sarin ». Il a ajouté :

L’écoute téléphonique révèle comment le gaz et les roquettes qui tireraient des capsules contenant le gaz toxique ont été obtenus à des adresses spécifiques. Cependant, en dépit de telles preuves solides, il n’y a pas eu d’arrestation dans cette affaire. Treize individus ont été arrêtés au cours de la première étape de l’enquête, mais ont été ensuite libérés, ce qui réfute les affirmations du gouvernement qui dit combattre le terrorisme.

Le média turc Today’s Zaman rapportait que « le but allégué de l’attaque était de provoquer une opération militaire des États-Unis en Syrie qui renverserait le régime Assad, conformément au programme politique du premier ministre de l’époque Recep Tayyip Erdoğan et de son gouvernement ».

Le député Ali Şeker a ajouté :

L’enquête montre clairement que les personnes qui ont introduit clandestinement les produits chimiques nécessaires à la fabrication de sarin n’ont eu aucune difficulté à le faire, ce qui prouve que le renseignement turc était au courant de leurs activités.

Today’s Zaman termine son article ainsi :

Seymour Hersh, journaliste et lauréat du prix Pulitzer soutenait dans un article publié en 2014 que le MİT [Millî İstihbarat Teşkilatı, services de renseignement turcs] avait des liens avec des groupes extrémistes syriens qui se battaient contre le régime d’Assad.

Dans son article, Hersh a déclaré qu’Assad n’était pas derrière l’attaque, comme l’ont prétendu les États-Unis et l’Europe, mais que la collaboration entre la Turquie et l’opposition syrienne tentait de provoquer une intervention américaine en Syrie pour faire tomber le régime d’Assad.

En mai 2015, deux journalistes de Reuters à Adana en Turquie, là où a eu lieu l’enquête citée dans Today’s Zaman, rapportaient ceci :

Les services de renseignement turcs ont participé à la livraison d’armes dans des zones de la Syrie contrôlées par les rebelles islamistes à la fin 2013 et au début 2014, selon un procureur et les témoignages en cour d’officiers de la gendarmerie, auxquels Reuters a assisté.

Le témoignage des officiers contredit les autorités de la Turquie, lesquelles nient avoir envoyé des armes aux rebelles syriens et, par extension, avoir contribué à la montée de l’État islamique […]

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Reuters poursuit en expliquant que quatre camions ont été fouillés par la police et la gendarmerie sur ordre des procureurs. Un camion a été saisi et les autres « ont pu poursuivre leur route après que les responsables des services de renseignement qui les accompagnaient ont menacé la police et résisté physiquement à la fouille ».

Erdogan a déclaré que les trois camions arrêtés le 19 janvier appartenaient au MIT et contenaient de l’aide.

L’un des procureurs ayant ordonné la première fouille a dit à Reuters :

Notre enquête a montré que certains fonctionnaires de l’État ont aidé ces personnes à livrer la marchandise.

Les procureurs qui ont ordonné les fouilles, Ozcan Sisman et Aziz Takci, ont par la suite fait l’objet d’un procès. Les procureurs de l’État ont ordonné leur détention, les ont accusés d’avoir procédé à des fouilles illégales et les gendarmes qui ont effectué les fouilles et trouvé les armes se sont retrouvés en prison.

Kafkaïen.

La requête concernant l’arrestation de Sisman « l’accuse d’avoir révélé des secrets d’État et d’avoir terni l’image du gouvernement ». Alp Deger Tanriverdi, l’avocat de Takci and Sisman a déclaré à Reuters :

Il est impossible d’expliquer ce processus, qui est devenu un massacre total du droit. Un crime ne peut tout simplement pas être un secret d’État.

Puisque Erdogan a affirmé que le convoi transportait de l’aide humanitaire, faut-il comprendre que cela est un secret d’État?

Non.

Il faut plutôt comprendre qu’Erdogan a menti. C’est la seule conclusion logique, surtout lorsqu’on ajoute ce qui suit.

Le 2 juin 2015, le Guardian rapportait que les avocats du premier ministre Erdogan ont accusé d’espionnage le rédacteur en chef du site de nouvelles Cumhuriyet, Can Dündar. Ce dernier a été accusé de « crimes contre le gouvernement » et « d’avoir fourni des informations concernant la sécurité nationale » dans une vidéo.

La vidéo en question, datée du 19 janvier 2014, montrerait les fouilles desdits camions qui, selon Erdogan, appartenaient au MIT et transportaient de l’aide. Regardez le contenu.

Tous les témoignages, le reportage de Hersh, le rapport de Human Rights Watch, la vidéo, ainsi que toutes les actions et les déclarations du gouvernement turc qui ont suivi suggèrent fortement que la Turquie a bel et bien envoyé des armes aux rebelles en Syrie et il est fort probable que les accusations des deux députés du CHP concernant le sarin se basent sur de solides preuves.

À la lumière de ce qui précède, peut-on se fier aujourd’hui aux « propos de la Turquie » et de son ministre de la Justice, en poste depuis décembre 2013, comme preuve qu’Assad est derrière les attaques de Khan Cheikhoun?

Je vous laisse juger.

Pour ma part, j’ai tendance à ne pas croire les gouvernements sur parole et les « propos de la Turquie » sont sérieusement mis en doute par les faits et cet « éventail de reportages et de témoignages ».

5 commentaires sur “La Presse n’a pas de preuves de «l’attaque au gaz sarin du dictateur syrien»

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  1. Ce « directeur des Affaires juridiques » défend très mal La Presse. Trop partisan et vieux jeu, il amène au contraire La Presse à s’enliser davantage dans son rôle de propagandiste d’États en guerre d’agression. Son intervention, mise à nu par ta recherche et ta présentation des faits et allégations, longues et détaillees, n’est guère de nature à rassurer le lectorat du journal; bien au contraire, elle mine encore plus gravement la crédibilité du Quotidien de la rue St Jacques! Court article,dis-tu, Julie? J’imagine même pas ce que serait un « long article » de toi! Bravo. Quelle vigilance et quelle assiduité!

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    1. Merci Jooneed! Tu as tout à fait raison. Il a écrit trois quatre pages de « M. Mme a affirmé que », des M. Mme qui ont un intérêt à faire tomber Assad. Il n’y a pratiquement aucune personne neutre dans son « large éventail » qui se résume à des gens qui sont tous en faveur d’un changement de régime en Syrie. Évidemment, tout ce qu’affirment les Russes est « ridicule ». On se croirait en 1950, en pleine guerre froide.

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