Enquête sur Enquête, 2e partie. Lire le premier article de cette série, Petit recueil non exhaustif des fausses nouvelles à Radio-Canada
Dans son reportage ultra partial sur les fausses nouvelles, Ceci n’est pas un faux reportage, l’émission Enquête de Radio-Canada traite naïvement et de manière très partiale et superficielle la présumée ingérence russe dans la campagne électorale étasunienne de 2016 par le biais, entre autres, de faux comptes Twitter.
On nous présente d’abord des extraits de témoignages au Congrès des États-Unis en prenant soin de nous montrer les intervenants qui jurent de dire « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ». Il n’en fallait pas plus pour que les journalistes s’abstiennent de questionner les déclarations des intervenants.
L’animateur Gino Harel dit : « Le Congrès américain a documenté l’ampleur des faux comptes Twitter russes. Il y en avait des milliers. »
On nous montre alors le représentant démocrate Jim Himes affirmer au Congrès que plus de 2700 comptes Twitter étaient « reliés à l’Internet Research Agency (IRA) du Kremlin ». Himes croit, dit l’animateur, que « des tentatives de déstabilisation russes pourraient aussi être tentées chez-nous, au Canada ». Jim Himes affirme ensuite en entrevue qu’il serait surpris que les Russes ne soient pas déjà en train de penser à raviver les enjeux linguistiques pour déstabiliser le Canada.
Inquiétant. [Musique de suspense]
Voilà.
Aucun commentaire de l’équipe d’Enquête sur le fait que les États-Unis sont les rois et maîtres de l’ingérence électorale. Selon un article de Channel 4 – tout ce qu’il y a de plus mainstream – 117 « interventions électorales partisanes » de la part des États-Unis et de la Russie auraient eu lieu entre 1946 et 2000, dont 70 % « étaient des cas d’ingérence étasunienne ».
Et ça se poursuit, si l’on en croit l’ancien directeur de la CIA James Woolsey, qui en rit avec l’animatrice de Fox News. À la question « Avons-nous déjà tenté d’interférer dans les élections d’autres pays? », Woolsey répond que oui, mais c’était toujours pour de bonnes causes. « Le faisons-nous encore aujourd’hui? », lui demande-t-elle ensuite. « Mnium mnium mnium mnium », fut sa réponse. Aussi étrange que cela puisse paraître, « minum mnium mnium mnium » indique clairement que oui.
Radio-Canada ne présente aucun point de vue critique de la part d’un autre intervenant, comme l’exige la notion d’équilibre en journalisme.
Aucune question non plus sur ces comptes Twitter ou sur le rapport Mueller.
Soumission totale à la parole des autorités étasuniennes.
Pourtant, de nombreuses questions s’imposent.
Le rapport Mueller
Dans le rapport Mueller, il n’y a aucune preuve que les personnes accusées sont liées au renseignement russe, ni que l’IRA est liée au Kremlin. Le rapport répète pour chaque personne accusée qu’ils sont allés ou ont tenté d’aller aux États-Unis « en utilisant des prétextes afin de recueillir des renseignements », sans plus. On accuse des compagnies ayant « divers contrats avec le gouvernement russe » d’avoir financé les opérations d’IRA. L’une des compagnies accusées, Concord Catering, a eu, entre autres, des contrats de restauration pour les cafétérias scolaires.
Lorsqu’on lit le rapport au complet, on voit bien qu’il n’y a aucune preuve tangible démontrant qu’il s’agit d’une opération du gouvernement ou des services de renseignement russes.
Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas eu d’ingérence du gouvernement russe, seulement que le rapport ne fournit aucune preuve à cet effet.
D’ailleurs le New York Times a probablement les deux meilleures citations confirmant l’absence de preuves de l’implication du gouvernement russe et de ses services secrets dans cette affaire.
Dans l’article Russian Trolls Were Sloppy, but Indictment Still ‘Points at the Kremlin’ (Les trolls russes ont été négligents, mais l’accusation « pointe tout de même le Kremlin du doigt »), le journaliste Neil MacFarquhar cite un « vétéran du journalisme et de l’analyse politique », Konstantin von Eggert :
« Puisqu’on cible quelqu’un assez près du Kremlin, c’est qu’on pointe vraiment le Kremlin du doigt. »
Bref, on fait de la culpabilité par association. Ce n’est donc pas le Kremlin qu’on accuse, mais quelqu’un d’assez proche pour en donner l’impression.

Dans le même article, l’auteur écrit :
« Le fait que les efforts de l’usine à trolls décrits dans l’acte d’accusation […] ont facilement été retracés à l’Internet Research Agency donne probablement du poids à l’idée que les services de renseignement russes ne dirigeaient pas l’organisation. »
Ces citations démontrent bien que ni les services de renseignement ni le gouvernement russes ne sont accusés dans le rapport Mueller et que ce dernier ne présente aucune preuve de leur implication.
Lisez le rapport, vous le verrez bien.
Les faux comptes Twitter
En ce qui concerne les comptes Twitter reliés à « l’IRA du Kremlin », le témoignage de l’avocat général intérimaire de Twitter, Sean J. Edgett, au Comité du sénat semble indiquer que cette accusation ne tient qu’à une croyance et ne s’appuie sur aucune preuve. M. Edgett a déclaré :
« Les comptes que nous avons identifiés jusqu’à présent par le biais d’information obtenue par des tierces parties comme étant liés à l’Internet Research Agency ont été analysés séparément […] Nous croyons à ce stade-ci que tous ces [2752] comptes sont associés à l’IRA […]” [1] (C’est l’auteure qui souligne dans toutes les citations.)
Encore là, aucune preuve. Que des croyances. Et qui sont ces tierces parties qui ont donné à Twitter l’information concernant les liens entre ces comptes et l’IRA?
Mystère.
Le journaliste du média traditionnel Sky News, Alexander J Martin a relevé « l’absence de preuves appuyant les déclarations voulant que le Kremlin ait utilisé Facebook et Twitter afin d’interférer dans les débats politiques occidentaux ».

Il écrit dans Key evidence linking Kremlin to social media trolls is lacking :
« On ignore comment Twitter a établi cette liste [de 2753 comptes] et leurs liens [avec l’IRA]. Twitter a affirmé qu’ils ont été identifiés par le biais d’une tierce partie anonyme non gouvernementale oeuvrant dans le domaine de la sécurité, mais a refusé d’expliquer sa méthodologie à Sky News, en disant simplement que la compagnie avait confiance en celle-ci.
Malgré la confiance de Twitter, une explication de cette méthodologie est justifiée. Comme l’a rapporté le magazine technologique en ligne Motherboard, l’un des comptes suspendus […] n’appartenait pas à l’IRA mais à un Étasunien nommé Robert Delaware, qui affirme n’avoir même jamais visité la Russie.
Les 2752 autres comptes demeurent suspendus et aucune archive complète de leurs publications et de leurs identités n’existe en dehors des centres de données de Twitter. Il n’existe aucun moyen d’obtenir des preuves permettant d’appuyer ou de contester le bien-fondé des allégations selon lesquelles ils auraient participé à des campagnes d’ingérence, et la capacité du public à faire de telles évaluations devrait être essentielle. »
Radio-Canada ne pose pas de telles questions pourtant cruciales. On s’en tient à la parole des représentants officiels des États-Unis et de l’OTAN, lesquels sont loin d’être un gage de neutralité pour analyser cette affaire. On ne présente pas non plus de point de vue critique sur le rapport Mueller et la présumée ingérence russe dans les élections étasuniennes, bien que les preuves d’une telle ingérence soient jusqu’à ce jour inexistantes.
Et ce reportage prétend s’attaquer aux fausses nouvelles! En voilà une qu’ils propagent depuis des mois. Voir à ce sujet l’article Les Russes et les élections présidentielles étasuniennes : Encore une fausse nouvelle à Radio-Canada.
Cependant, le plus ironique dans cette histoire, c’est l’entrevue avec le chef des communications stratégiques de l’OTAN, Mark Laity :
« Ceux qui font de la désinformation sur les réseaux sociaux, le font parce que c’est pas cher et qu’on peut le nier. Pourquoi ne pas le faire? C’est ça qui est horrible! Je crois que le Canada devrait prendre ça au sérieux […] parce que quiconque veut jouer dur avec vous, va tout de suite penser aux médias sociaux. »
C’est vraiment horrible et c’est pourquoi nous devons aller au fond de l’histoire.
Au début de l’émission, on nous montre le vice-président de la Commission spéciale du Sénat, Mark R. Warner affirmant ceci :
« Des agents russes tentent de manipuler nos médias sociaux américains pour prendre le contrôle des conversations et susciter la colère chez les Américains. »
Mais où les Russes auraient-ils bien pu aller chercher cette idée d’utiliser les réseaux sociaux pour « prendre le contrôle des conversations »?
Aux États-Unis peut-être?
En 2011, on révélait que l’armée étasunienne était en train de développer « un logiciel qui lui permettra de manipuler secrètement les sites de réseaux sociaux en utilisant des fausses identités dans le but d’influencer les conversations sur internet et faire de la propagande pro-étasunienne ».
Le Guardian écrivait à ce sujet en mars 2011 :
« La découverte que l’armée américaine développe de fausses personnalités en ligne – connues des utilisateurs de médias sociaux sous le nom de “faux nez” [sock puppets] – pourrait également encourager d’autres gouvernements, sociétés privées et organisations non gouvernementales à faire de même.
Le contrat de Centcom [U.S. Central Command] stipule que chaque faux personnage en ligne doit avoir un passé, des antécédents et des détails probants convaincants, et que jusqu’à 50 contrôleurs basés aux États-Unis doivent pouvoir exploiter de fausses identités depuis leur poste de travail “sans craindre d’être découverts par des adversaires sophistiqués”.
Le contrat de Centcom exige la fourniture d’un “serveur privé virtuel” situé aux États-Unis pour chaque contrôleur et d’autres serveurs suggérant qu’ils sont situés à l’extérieur du pays pour donner l’impression que les faux personnages sont de véritables personnes provenant de différentes parties du monde. »
Quelle ironie.
Sachant cela, la méthodologie de Twitter et l’identité des tierces parties lui ayant fourni l’information sur l’origine des faux comptes russes devient encore plus pertinente.
Vous vous demandez peut-être si Radio-Canada a couvert cette nouvelle à l’époque?
Pas vraiment.
Des recherches rapides avec les termes « réseaux sociaux » ou « médias sociaux » et « Centcom » ou « Central Command » ou « commandement central » ou « armée américaine » sur le site de Radio-Canada ont donné tout au plus 4 résultats :
- un seul article de blogue qui cite brièvement l’article du Guardian, sans plus. L’article était inaccessible au moment d’écrire ces lignes, mais disponible en cache : Des chercheurs canadiens s’attaquent à l’industrie du faux commentaire en ligne.
- un article sur l’Irak et deux articles sans aucun rapport sur le groupe Khorasan.
Vous rappelez-vous de Khorasan?
Marie-Ève Bédard écrivait en 2014 dans l’un des deux seuls articles de Radio-Canada sur ce groupe :
« Les membres du groupe Khorasan et le dirigeant de la cellule jusqu’ici méconnue, réputé proche d’Oussama Ben Laden, représentent, selon des sources du renseignement américain, une menace beaucoup plus immédiate et directe pour les États-Unis. »
Toute une menace.
Khorasan, c’est un peu le one-hit wonder des groupes terroristes.
Comme les membres du groupe The Box après L’Affaire Dumoutier, on n’en a jamais réentendu parler.
Comme quoi on ne peut pas trop se fier aux sources du renseignement étasunien.
Bonne toune quand même…
[1] “We separately analyzed the accounts that we have thus far identified through information obtained from third-party sources as linked to the Internet Research Agency (“IRA”)[ …] Those 2,752 accounts” … “that we now believe at this point are associated with the IRA […]”