Dans son article Ce que j’ai appris en Israël publié le 17 mai dernier dans La Presse – un article, avouons-le, moins biaisé que ceux auxquels nous ont habitués les grands médias – Patrick Lagacé nous parle de ce qu’il a appris en Israël lorsqu’il est allé couvrir en 2008 l’opération Plomb durci.
Malheureusement, il a oublié « le pourquoi de l’opération » et fait zéro effort pour s’en rappeler.
« J’oublie le pourquoi de l’opération. On finit par oublier, à force. Pas mal sûr que c’était pour faire cesser les attaques à la roquette que le Hamas lançait sur les villes du sud d’Israël, comme Sdérot et Ashkelon. »
Il est « pas mal sûr que c’était pour faire cesser les attaques à la roquette », mais à quoi bon vérifier si c’était vraiment le cas? Pas mal sûre que c’est par habitude, car c’est la raison invariablement donnée par les autorités israéliennes pour justifier leurs attaques et que les médias la répètent toujours sans en vérifier la véracité.
Si l’on se fie aux médias traditionnels, dont la couverture partiale du conflit israélo-palestinien est légendaire, Israël agit en toute légitimité, se défend, est constamment en mode « représailles », initie rarement, voire jamais les attaques, comme en fait foi le paragraphe cité : c’est « pas mal sûr » que le Hamas a attaqué Israël, cela explique « le pourquoi » de son opération militaire.
Autrement dit, le chroniqueur présente d’emblée cette intervention en territoire occupé comme un acte justifié de légitime défense et ce, en se fiant non pas à des faits mais en faisant plutôt appel à sa mémoire, laquelle, de son propre aveu, est déficiente.
Comment un État peut-il plaider la légitime défense pour justifier une intervention militaire sur un territoire qu’il occupe illégalement? Puisque ce conflit dure depuis des décennies, il faut se demander qui était l’agresseur à l’origine? L’occupant ou l’occupé? Les Palestiniens ont-ils, eux, le droit de se défendre contre une occupation illégale?
Patrick Lagacé aurait pu prendre quelques minutes pour se poser ces questions et chercher les réponses ailleurs que dans sa tête, puisque c’est ce que tout journaliste devrait faire. Un journaliste ne peut pas se permettre d’être « pas mal sûr » d’un fait tout en admettant ne pas s’en rappeler et s’en tenir à sa quasi-certitude, à moins qu’il existe dans les hautes sphères médiatiques une loi non écrite accordant aux journalistes vedettes le privilège de faire abstraction des faits.
Puisque l’auteure de ces lignes ne possède pas ce statut — ne l’aura jamais et ne le désire pas s’il implique de se souvenir (ou pas) plutôt que de faire de la recherche – elle s’en est tenu à la technique journalistique de base consistant à questionner les formules toutes faites balancées par les autorités gouvernementales et reprises aveuglément par les médias, et à les vérifier. Elle s’est posé les questions suivantes :
- En tant que force d’occupation, Israël peut-il mener des interventions militaires sur le territoire qu’il occupe en invoquant la légitime défense?
- Quel était le pourquoi de l’opération Plomb durci?
- Se pourrait-il que des roquettes aient été lancées en réaction à quelque chose comme le blocus illégal de Gaza ou l’occupation illégale de territoires palestiniens depuis des décennies?
- Les Palestiniens ont-ils le droit de se défendre avec des armes?
Elle a fait des recherches et trouvé des réponses.
Israël viole le droit international en attaquant les territoires occupés
Noura Erakat, avocate américano-palestinienne spécialisée dans les droits humains et spécialiste du conflit israélo-palestinien, explique bien le cadre juridique qui s’applique dans ce conflit :
« En droit international, la seule justification permettant à un État d’avoir recours à une force armée est la légitime défense. On appelle cela le jus ad bellum […] Une fois qu’un conflit est déclenché, peu importe la raison ou la légitimité de celui-ci, le cadre juridique jus in bello s’applique. »

En droit international humanitaire (jus in bello) l’emploi de « la force militaire en réponse à une attaque armée n’est pas un remède dont dispose l’État occupant » et « les lois gouvernant l’occupation interdisent à la puissance occupante d’initier le recours à la force armée en territoire occupé ».
Autrement dit, Israël n’a pas le droit de lancer des attaques armées en territoires occupés et n’a pas le droit de riposter militairement sur ces territoires en invoquant la légitime défense lorsqu’il est attaqué par le peuple qu’il occupe.
« Un État ne peut pas simultanément exercer le contrôle sur un territoire qu’il occupe et l’attaquer militairement en affirmant qu’il est “étranger” et pose une menace exogène à sa sécurité nationale. En faisant exactement cela, Israël revendique des droits qui peuvent être conformes à la domination coloniale, mais qui n’existent tout simplement pas en droit international. »
Nous reviendrons sur le droit international plus loin.
Le pourquoi de l’opération Plomb durci et des tirs de roquettes
Le site du Jewish Institute for National Security of America, a publié un extrait de l’article Israel’s Stark Choice in Gaza: Cease-Fire or Regime Change? où l’on cite nul autre que le vice-premier ministre israélien de l’époque, Haim Ramon, expliquant le pourquoi de l’opération Plomb durci lors d’une entrevue télévisée le 29 décembre 2008 :
« Le but de l’opération est de renverser le Hamas. Nous allons cesser le feu immédiatement si qui que ce soit prend la responsabilité de ce gouvernement, qui que ce soit sauf le Hamas. Nous sommes favorables à n’importe quel autre gouvernement pour remplacer le Hamas. »
Rappelons que le Hamas a été élu démocratiquement en 2006 et que cela signifie que cette opération militaire, de l’aveu même du vice-premier ministre israélien, avait pour but de renverser à feu et à sang un gouvernement élu démocratiquement, tout ce qu’il y a de plus illégal.

Par ailleurs, dans son livre The Biggest Prison on Earth : A History of the Occupied Territories, l’historien israélien Ilan Pappé écrit que, selon les explications de commandants militaires israéliens, Israël préparait l’opération Plomb durci depuis 2004.
Selon Pappé, les tirs de roquettes du Hamas dans les années précédant l’opération Plomb durci étaient en représailles à la militarisation accrue de la politique d’Israël à Gaza, incluant le blocus illégal et « l’arrestation massive d’activistes du Hamas et du Djihad islamique ».
Occupation illégale, apartheid, lutte armée pour la libération nationale et légitime défense
Comme bien d’autres journalistes, Patrick Lagacé nous parle de « la réponse disproportionnée d’Israël ». Cette critique confère une aura d’équilibre à l’article. Pourtant, les termes employés sont trompeurs et offrent une vision tordue de la situation en donnant l’impression qu’Israël agit légitimement, mais de manière excessive, en réaction à un acte d’agression. Il écrit :
« Ce qui était dénoncé à l’époque est la même chose que ces jours-ci dans les heurts entre l’armée israélienne et les Palestiniens de Gaza qui protestent contre le transfert de l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem : la réponse disproportionnée d’Israël. »
D’abord les Palestiniens manifestaient depuis des semaines pour revendiquer leur droit « de retourner sur les terres dont ils ont été chassés ou qu’ils ont fuies à la création d’Israël en 1948 » et dénoncer le blocus illégal imposé par Israël à Gaza. Le transfert de l’ambassade n’était donc ni la seule, ni la principale raison des manifestations.
En ce qui concerne, « la réponse disproportionnée » d’Israël, le professeur Norman Finkelstein, faisant écho à Noura Erakat citée plus haut, explique en entrevue à The Real News qu’aux yeux du droit international, Israël n’a pas le droit d’utiliser la force envers les Palestiniens puisqu’il occupe le territoire. Dire que l’État hébreu utilise une force disproportionnée implique qu’il a le droit d’utiliser une force proportionnée alors que ce n’est pas le cas. « Israël n’a le droit d’utiliser aucune force. »
Au contraire, ajoute-il, les Palestiniens, eux, ont le droit d’utiliser la force dans le cadre de leur lutte pour leur droit à l’autodétermination.
Plusieurs résolutions de l’ONU affirment en effet que les mouvements de libération nationale peuvent avoir recours à la lutte armée, dont la résolution 32/14 du 7 novembre 1977 intitulée « Importance, pour la garantie et l’observation effectives des droits de l’homme, de la réalisation universelle du droit des peuples à l’autodétermination et de l’octroi rapide de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux » (si le lien ne fonctionne pas, essayez celui-ci).
On peut y lire :
« L’Assemblée générale, […]
Considérant que les activités d’Israël, en particulier le déni au peuple palestinien du droit à l’autodétermination et à l’indépendance constituent une menace grave et croissante pour la paix et la sécurité internationales,
Réaffirmant sa foi dans la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale, en date du 14 décembre 1960, contenant la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, ainsi que l’importance de son application, […]
Indignée par les violations persistantes des droits de l’Homme commises à l’encontre des peuples encore assujettis à la domination coloniale et étrangère et à l’emprise étrangère, par la persistance de l’occupation illégale, […] par le déni au peuple palestinien de ses droits nationaux inaliénables, […]
2. Réaffirme la légitimité de la lutte des peuples pour l’indépendance, l’intégrité territoriale, l’unité nationale et la libération de la domination coloniale et étrangère et de l’emprise étrangère par tous les moyens en leur pouvoir y compris la lutte armée. »
La Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux est claire quant à l’usage de la force par une puissance coloniale :
« 4. Il sera mis fin à toute action armée et à toutes mesures de répression, de quelque sorte qu’elles soient, dirigées contre les peuples dépendants, pour permettre à ces peuples d’exercer pacifiquement et librement leur droit à l’indépendance complète, et l’intégrité de leur territoire national sera respectée. »

Bref, les Palestiniens ont le droit de lancer des roches, des cocktails molotov, même des roquettes contre une force d’occupation illégale brutale qui nie leur droit à l’autodétermination. Et Israël a le droit de « plier bagages et de s’en aller », affirme Norman Finkelstein.
En outre, en tant que puissance occupante, Israël a le devoir de protéger le peuple palestinien et il manque gravement à ce devoir puisque plus d’un rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967 l’ont dénoncé. L’un d’eux, John Dugard, a même déclaré en 2015 que les crimes d’Israël sont « infiniment pires » que ceux commis durant l’apartheid en Afrique du Sud.
L’an dernier, la secrétaire exécutive de la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale (ONU) Rima Khalaf a démissionné après avoir refusé la demande du secrétaire générale de l’ONU Antonio Guterres de retirer la publication d’un rapport affirmant que « l’État d’Israël a établi un régime d’apartheid qui recherche la domination d’un groupe racial sur un autre ».
Dans sa lettre de démission au secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, elle déclare :
« Je considère comme mon devoir de mettre en lumière le fait légalement et moralement indéfendable qu’au 21eme siècle existe encore un état d’apartheid, plutôt que de supprimer les preuves. »
« Le Hamas veut détruire Israël »
Si Patrick Lagacé est « pas mal sûr » que l’opération Plomb durci visait à faire cesser les attaques de roquettes, il est plus que convaincu que « [l]e Hamas veut détruire Israël ». Il l’affirme sans équivoque, comme s’il s’agissait d’un fait.
Or, Le Monde rapportait en 2017 :
« Pour la première fois de son histoire, le Hamas islamiste palestinien a modifié, lundi 1er mai dans la soirée, son programme politique, acceptant notamment un État palestinien limité aux frontières de 1967 et insistant sur le caractère “politique” et non religieux de son conflit avec Israël.
Dans le document rendu public en arabe et en anglais, que le mouvement a adjoint à sa charte rédigée en 1988, le Hamas estime que “l’établissement d’un État palestinien entièrement souverain et indépendant dans les frontières du 4 juin 1967, avec Jérusalem pour capitale, (…) est une formule de consensus national”.
Si le Hamas accepte les frontières de 1967, c’est qu’il accepte Israël. Non?
Rappelons au passage qu’Israël a lui-même créé le Hamas « en pensant, assure Zeev Sternell, historien, professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, que c’était intelligent de jouer les islamistes contre l’OLP ».

L’Organisation de libération de la Palestine (OLP), composée d’organisations politiques de gauche, incluant le Fatah, autrefois dirigé par Yasser Arafat, est un mouvement laïque fondé en 1964. Vers la fin des années 1980, le gouvernement militaire israélien chargé d’administrer la Cisjordanie et Gaza a encouragé les associations islamiques, car il « était convaincu que ces activités affaibliraient l’OLP et les organisations de gauche à Gaza », pouvait-on lire dans l’hebdomadaire israélien, Koteret Rashit en 1987.
The Intercept rapporte par ailleurs que le brigadier général Yitzhak Segev, qui agissait à titre de gouverneur militaire à Gaza au début des années 1980, a admis qu’il a « financé le mouvement islamique pour faire contrepoids à l’OLP et aux communistes ». Avner Cohen, un ancien officiel israélien ayant longtemps travaillé à Gaza, a pour sa part déclaré au Wall Street Journal en 2009 : « Le Hamas, à mon grand regret, est une création d’Israël ». Il condamnait dans les années 1980 cette tactique de diviser pour régner.
Selon le journaliste de l’Humanité Hassane Zerrouky :
« Le Hamas a bâti sa force en se nourrissant des échecs successifs du processus de paix, échecs auxquels il a contribué de concert avec Israël qui a multiplié les entraves à l’application des accords d’Oslo. En poursuivant sa politique du pire, le Hamas remplit ainsi la fonction pour laquelle il a été créé : empêcher l’avènement d’un État palestinien. »
Yasser Arafat a reçu une ovation debout en 1974 à l’ONU. Il a dit : « Je viens en tenant une branche d’olivier dans une main et le fusil d’un combattant de la liberté dans l’autre. Ne laissez pas la branche d’olivier tomber de ma main. »
Meurtres accidentels
La désinformation dans la chronique qui nous préoccupe se poursuit concernant les tireurs d’élite. Patrick Lagacé écrit :
« Cette semaine, les snipers israéliens ont tué des innocents. Accidents? Peut-être. »
Non. Pas peut-être. Et pas accidents non plus.
Les snipers tirent délibérément sur des enfants et cela a été confirmé par un général israélien. Encore une fois, l’information provient des autorités israéliennes. Difficile de les accuser de faire de la propagande antisémite.
En entrevue à la radio publique israélienne Kan en avril, le brigadier général Zvika Fogel a « décrit comment un tireur d’élite identifie le ‘petit corps’ d’un enfant et reçoit l’ordre de tirer ».
« Je sais comment on donne ces ordres. Je sais comment un tireur d’élite exécute ses tirs. Je connais le nombre d’autorisations dont il a besoin avant de recevoir l’autorisation d’ouvrir le feu. Ce n’est pas sur un coup de tête qu’un tireur d’élite, quel qu’il soit, décide de tirer sur le champ après avoir identifié le petit corps d’un enfant. Quelqu’un lui indique très bien la cible, lui dit exactement pourquoi il doit tirer et quelle menace l’individu présente. »
Fin mars, le porte-parole de l’armée israélienne a effacé une publication sur son compte Twitter corroborant ce qu’affirme Zvika Fogel :
« Hier nous avons vu 30 000 personnes. Nous sommes arrivés préparés et avec des renforts précis. Aucune action n’a été menée de manière incontrôlée. Tout était précis et mesuré et nous savons où chaque balle a atterri. »
On peut voir dans la vidéo suivante un tireur d’élite tirer sur un homme qui ne semble ni armé, ni poser aucune menace, et l’entendre se réjouir de la beauté de ce qu’il a filmé. Cela s’est produit en avril dernier.
Raji Sourani, directeur du Centre palestinien des droits humains affirme dans la vidéo ci-dessus que tous les cas sur lesquels ils ont enquêté démontrent clairement une intention de tuer.
Voici « une photo d’une cravate qui vaut mille mots » publiée par le quotidien israélien Haaretz en 2015. L’auteur se demande pourquoi l’armée israélienne « n’a absolument rien appris depuis la première intifada ».
Ce que l’on n’apprend pas en Israël
Résumons ce que Patrick Lagacé n’a pas appris en Israël :
- En tant que puissance occupante, Israël n’a pas le droit d’utiliser ses forces armées contre les Palestiniens dans les territoires occupés;
- Israël ne peut pas invoquer la légitime défense pour justifier des attaques dans les territoires occupés;
- Les Palestiniens ont le droit d’avoir recours à la lutte armée;
- La force militaire employée par Israël dans les territoires occupés n’est pas « disproportionnée », elle est tout simplement illégale;
- Le Hamas accepte que l’État palestinien soit établi à l’intérieur des frontières de 1967, donc il reconnait l’existence d’Israël.
- Les snipers savent qu’ils tirent sur des enfants;
Espérons qu’il apprendra tout cela par la magie de l’internet et qu’il voudra en apprendre plus.
Peut-être que la prochaine fois La Presse devrait le dépêcher à Gaza, aux côtés des manifestants, il pourrait apprendre des tas d’autres choses.
À bien y penser, ce n’est pas une bonne idée. Il pourrait ne plus jamais rien apprendre puisqu’en plus de tirer sur des enfants, les snipers israéliens tirent sur les journalistes.
Et les humanitaires.
C’est ce que j’ai appris sur un bateau humanitaire qui a tenté en vain de briser le blocus illégal de Gaza.


⭐⭐⭐⭐⭐ L’ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit. Aristote
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